samedi 10 décembre 2011

Histoire d'enfants - La paix, par Christiane Singer


Cette histoire vraie m'a émue aux larmes la première fois que je l'ai lue, il y a quelques années, déjà. Elle me parle de paix. Pas de celle qu'on se souhaite au Jour de l'An ou qu'on mentionne dans l'air ou dans nos prières parfois pour ensuite l'oublier vite fait. Pas de la paix dans le monde qu'on veut tous mais pour laquelle on ne fait rien ou pas grand chose... car on ne voit pas du tout ce qu'on pourrait faire. 


La paix dont parle Christiane Singer dans cette Histoire d'enfants est celle qui nous habite, au plus profond du cœur, de l'âme, ou de l'esprit, dès notre naissance. C'est cette paix, cet amour qui nous inonde et nous nourrit. Parce que c'est notre essence même. Je me souvenais d'elle mais je l'avais perdue, égarée, ou peut-être plutôt cachée ? Pour qu'elle ne soit plus abîmée ?


L'instruction obligatoire tente de remplacer cette essence par une leçon de grammaire, l'enseignement d'une compétence mathématique, un devoir de géographie, une démonstration d'expérience scientifique, un cours d'éducation physique. Par la fréquentation imposée et assidue de dizaines d'autres enfants du même âge et de centaines d'autres nés dans la même décennie, tous sans parents au quotidien. En manque d'attachement et d'affection parentales, ces pairs se livrent souvent bien des luttes. Comment ne pas compétitionner quand il faut démontrer sa valeur - ou en avoir plus que l'autre - si on veut recevoir un petit peu de reconnaissance?

L'école, l'éducation, porte ce fardeau de tendre à nous effacer de nous-mêmes, car ceux qui la soutiennent essaient de se convaincre que c'est bien faire, convaincus du vide (ou de l'inutile) que l'humain porte en lui. Ce « trou » existerait afin d'être rempli - fatalement - par des connaissances qui sont essentielles à tous, nous répète-t-on. Pourtant, la seule utilité qu'on peut voir dans ce remplissage forcé est de combler les exigences de ce qu'on considère la "vie" humaine: se nourrir, s'abriter... et attendre la fin ? L'école est le praticien qui effectue la transfusion: elle nous retire notre essence « de paix » pour la remplacer par une scolarisation obligatoire que l'on nomme « éducation » afin de rendre difficile, voire impossible, un refus.

Quand Christiane Singer parle de rivalité, de compétition, de maillot de corps et de baskets, d'obsession d'évincer l'autre et de gagner, je me revois petite fille qui doit se déshabiller et se changer dans la classe, vulnérable, fragile, seule parmi 25 étrangers. Je me revois enfant, forcée de participer à ces jeux de ballon, ces jeux qu'on dit d'équipe, où l'acteur principal bien connu «Compétition» jouera le rôle de «Santé-mise-en-forme» dans la pièce intitulée : «Un esprit sain dans un corps sain». Je connais bien le rôle et la pièce mais je refuse, aussi obstinément que le permet mon silence et mon effort inouï d'invisibilité, d'en être, moi aussi, une actrice. Alors, le chef de l'équipe des bleus m'attribuera le dernier rôle — par dépit et sous la contrainte de ... l'esprit d'équipe. Ma tentative d'évasion est vaine. 
***
Histoire d'enfants, par Christiane Singer
La paix ?
Les adultes standards veulent seulement qu'on la leur fiche — et, le plus tard possible, reposer en elle.
Aussi qui l'inventerait, la paix, sinon les enfants ?
Du moins aussi longtemps que les écrans mornes et lugubres n'ont pas vomi dans leurs yeux de lumière toute la hideur du monde !
Les enfants dont je vais conter l'histoire avaient — j'en mets ma main à couper — ce tison toujours avivé au fond de leurs prunelles, cet éclat de joie qui vous incendie le cœur en moins de deux quand vous n'en avez pas blindé les portes.
Pourquoi étaient-ils joyeux ?
Je crois que tous les enfants le sont jusqu'à ce que vous leur demandiez pourquoi. Objectivement, en effet, ces enfants-là n'avaient pas de « raison » d'être dans la joie: pieds nus, mal vêtus, mangeant sans doute à la sauvette dans du fer-blanc, souvent la morve au nez et les cils collés. Mais leur « raison » — en était-ce une ? — était superbe: ils étaient vivants !
Pour les nantis, à l'autre bout du monde, être vivant, c'est comme être repu, nourri, abreuvé, épouillé, vêtu, cela ne mérite pas qu'on s'y attarde. Mais pour ces enfants, cela n'allait pas de soi !
Ils n'en revenaient pas d'être vivants, de sauter, de bondir, de s'accroupir, de chanter à tue-tête, de voir au sol en plein midi onduler la chaleur comme un insaisissable serpent aux mille anneaux... d'être là, seulement là, dans la généreuse et brûlante poussière de l'Afrique, là, là, témoins de la Vie !
Oui, mon histoire se passe en Afrique. Je la dois à un merveilleux jeune homme de quatre-vingts ans: le philosophe et mystique Raimund Panikkar.
Marc, un jeune ami américain, décide d'éviter le service militaire et s'engage dans le service social pour une année. Il se retrouve moniteur de sport dans un village africain. Grâce au sport, il ne sera pas contraint de faire passer des modes de vie, des dogmes, des idéologies. Il pourra rencontrer des jeunes dans le seul plaisir du mouvement et les inviter à se dépasser dans l'effort. C'est du moins ce qu'il pense.
Il n'y a qu'une chose qu'il n'ait pas remarquée: combien ce produit d'exportation — le «sport» — transpire la rivalité et la compétition et combien sous le déguisement sympathique — maillot de corps et baskets — transparaît l'obsession d'évincer l'autre et de gagner. Gagner envers et contre tous. Contre la vie, s'il le faut. En somme: toutes les options guerrières du cynisme économique.
Pour l'instant, notre jeune Américain, encore « inclus » dans son système d'origine et frappé par là même de cécité, ne décèle rien. Le « sport » permet d'être ensemble, voilà tout, et de jouer et de vibrer et d'oublier le supplice des méninges, l'horreur qu'il y a à ingurgiter tant de réponses à tant de questions qu'on ne s'est jamais posées ! Ah oui, comparé à la souffrance de l' « école assise », le sport est clément !
Voilà notre jeune homme devant les enfants. Il croit en dénombrer plus qu'ils ne sont. Du moins, il voit beaucoup plus de paires de jambes, beaucoup plus de paires de bras que le chiffre annoncé laisse prévoir, et il entend beaucoup plus de rires qu'il ne compte de rangées de dents ! Pourtant ils sont douze à peine — du vif-argent !
La spécialité de Marc dans les écoles américaines où il fait du bon travail est de secouer l'inertie des jeunes et surtout celle de leurs derrières habitués à peser, morts et lourds, sur des sofas. Il voit bien que la situation ici est différente, mais son potentiel de ressources apprises ne la prévoit pas. Un court instant, comme une brise, l'effleure l'idée d'apprendre d'abord de ces jeunes à jouer aux osselets, aux toupies, à ces jeux qu'il observait tantôt sur la place du village. Mais tandis qu'une instance en lui, lucide et perspicace, hésite et soupçonne l'absurdité de son entreprise, comme bien souvent, c'est la part « experte » de sa personne qui s'enfle et triomphe. Il réunit donc la petite troupe autour de lui, explique les règles de la course, montre les jalons de la piste, son chronomètre incorruptible et son sifflet.
Même le podium est dressé pour le vainqueur: deux caisses superposées, flanquées de deux plus petites où prendront place par ordre d'arrivée le second et le troisième.
Les pris sont disposés sur une feuille de bananier: trois sacs de pop-corn —un très gros et deux moyens.
Voilà. Tout est en place. Les enfants sont, après maintes contorsions acrobatiques, alignés en position de départ.
L'ordre règne.
Et à l'instant où retentit le coup de siffler, les enfants bondissent en avant comme propulsés par des ressorts et détalent. Mais dans l'élan même du départ, leurs bras se sont grand ouverts et ils se sont saisi les mains !
Ils courent ensemble.
Dans un vent de poussière d'or.
Ils courent ensemble.

Cette histoire vraie contient en germe d'autres histoires vraies et toutes celles qui ne le sont pas encore mais qui attendent d'éclore.
Les dieux de cendre et de sang, de mort et de fers croisés, les dieux de la compétition, de la rivalité, de la domination et de la guerre, qui peut nous obliger de les honorer ?
Partout où des mains se joignent et se rejoignent continue la plus vieille histoire de la nature et de l'humanité, la saga de la solidarité. De nouvelles mailles se nouent au filet qui nous retient de tomber dans l'abîme de l'inhumanité.
Extrait de : «Où cours-tu ? Ne sais-tu pas que le ciel est en toi ? », Christiane Singer, Éditions Albin Michel, 2001

***
On peut se demander pourquoi les enfants d'ici n'osent pas, n'osent plus, se tenir la main et courir ensemble? Et on risque d'entendre rapidement la réponse, émanant de notre propre enfance confrontée à une scolarisation "obligatoire", séparation parent-enfant, frère-soeur, coeur-intellect. On risque d'avoir à se demander ensuite pourquoi les oreilles adultes n'entendent pas (ou plus) ce désir de paix de l'enfance qui n'en n'a jamais voulu de cette compétition ? De cette culture qui encense la non-vie ? 


Terminons sur cette image, de paix et d'harmonie, trouvée par hasard sur le web alors que je cherchais toute autre chose et que j'avais gardée au cas où... Voilà qui me remets instantanément en mode espoir et... action !

Edith

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci de tout coeur! Je découvre tout un monde depuis votre conférence au symposium de l'AQED samedi dernier! Je lis aussi André Stern (acheté de vous samedi! merci!) et je suis en pleine douche froide! C'est saisissant, vivifiant et quelque peu douloureux (de réaliser toutes les niaiseries qu'on peut imposer à nos enfants en bons petits moutons que nous sommes devenus...)! Mon conjoint et moi cheminons depuis quelques années dans notre façon de considérer nos enfants...Le ruisseau a rejoint la rivière...La rivière a fini par rejoindre le fleuve et nous entrevoyons maintenant l'embouchure qui mène au grand océan! Merci milles fois de partager votre vécu!

L'équipe J'OSE la vie ! a dit…

Merci pur votre mot, Entre-Parents de Rimouski ! Je suis contente de vous avoir rencontrés samedi dernier, mais je ne vous replace pas... désolée. ;-) Il y avait beaucoup de monde. Soyez heureux Avec vos enfants ! Et n'hésitez pas à revenir nous lire, ou nous écrire.
Au plaisir !
Edith et toute l'équipe de JOSE

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