Interview
avec André Stern, auteur du livre :
« … ET JE NE SUIS JAMAIS ALLÉ À L'ÉCOLE » - HISTOIRE D'UNE ENFANCE HEUREUSE
« … ET JE NE SUIS JAMAIS ALLÉ À L'ÉCOLE » - HISTOIRE D'UNE ENFANCE HEUREUSE
par Édith Chabot-L.
Pauline, Antonin et André Stern, par Isabelle Latournerie (2012) Nos remerciements pour cette photo exclusive. |
Édith:
André Stern, vous n'êtes jamais allé à l'école, vous exercez
plusieurs métiers, vous êtes marié et papa d'un petit garçon,
comment ça va pour vous aujourd'hui?
André:
Très bien, mon enfance, mes 41 dernière années d'enfance et leur
actualité se passent très bien. Je suis heureux. Bien sûr, ça
comprend les difficultés, les crises, les obstacles, tout ce qui est
lié à une vie normale; je ne suis pas un être qui ne connaît pas
réalité du monde. Je suis heureux, j'ose le dire, je suis un enfant
heureux.
André Stern, enfant, dans le Closlieu - courtoisie de l'institut Arno Stern - Paris |
Édith:
Vous êtes à Avignon, en tournée. Qu'y faites-vous? Êtes-vous en
famille?
André:
Voilà ! Nous sommes à Avignon, tous les trois, en famille. Nous
venons ici depuis 1999. Maintenant, avec Antonin, nous avons une
organisation différente, nous suivons un rythme différent. On
arrive à organiser la vie de famille. Notre petite famille de 3, la
plus grande famille de 6, et la très grande famille du théâtre ont
un nouveau membre qui est Antonin.
Édith:
Quel âge a Antonin?
André:
Antonin a 2 ans et demi, il est né en décembre 2009.
Édith:
Vos métiers - vous en pratiquez plusieurs – vous permettent-ils
toujours de voyager en famille?
André:
Pas toujours en famille, il y a parfois beaucoup de kilomètres à
couvrir. Nous voyageons beaucoup, principalement en Europe, mais
aussi en Inde, en Afrique. Nous essayons toujours de voyager en
famille, bien que ce ne soit pas toujours possible. Par exemple,
dernièrement, j'avais à prendre 4 avions et 4 TGV en 4 jours, ce
qui n'est pas vivable pour un enfant de 2 ans.
Quant
aux métiers que j'exerce, j'ajoute une nuance. J'ai du mal à
différencier métiers et hobbies, job, gagne-pain et rêve, vie et
apprentissage, famille et vie professionnelle, tout cela est très
séparé chez certains, pour moi, pas du tout. Cette notion est très
vague. J'exerce ces métiers qui me rendent très heureux, je ne me
suis pas tenu à un seul métier, une seule direction, j'ai beaucoup
de voies de jonction. Beaucoup de métiers sont apparus en cours de
route, il y a tous ces métiers que j'ai toujours voulu exercer, et
d'autres que je ne qualifie pas de métiers. Actuellement, je suis
guitariste, compositeur et interprète à Avignon. Je co-dirige avec
Giancarlo Ciarapica
une compagnie de théâtre; nous sommes responsables d'un lieu à
Avignon. Nous sommes ici pour le Festival de théâtre et de musique.
Actuellement, mes métiers sont dans l'ordre: guitariste, luthier,
auteur et journaliste.
Je
suis aussi directeur du collectif « Des hommes pour demain »,
initié par le Pr. Dr. Gerald Hüther, chercheur en neurobiologie
avancée.
À
part cela, je travaille aussi à ce qui touche l'informatique, les
machines, les appareils. Et je suis un collaborateur proche de mon
père, tout comme ma sœur. Il s'agit d'un très large travail qu'on
peut qualifier de métier quoiqu'actuellement, mon métier principal
c'est d'être père: observer, noter, partager l'enfance de mon
enfant.
André Stern - courtoisie de l'Institut Arno Stern - Paris |
Édith: Vos parents vous ont offert ce choix – il s'agit bien d'un choix -
de ne pas aller à l'école. Dans votre témoignage (livre), on sent
une continuité de leur propre vie dans la vie de ce couple
accueillant un enfant, une cohésion avec leurs expériences de vie
respectives, avez-vous senti cela? Comment l'avez-vous vécu?
André:
Alors, je ne sais pas si c'est un choix, c'est plutôt leur choix.
C'est merveilleux que les parents fassent des choix, c'est ce qui me
pousse à transporter ce témoignage. Pour la plupart des parents, en
France, il n'y a pas de choix, tout le monde part du principe que les
enfants doivent aller à l'école. – Et là, je précise que je ne
travaille pas contre l'école; je travaille main dans la main avec
les gens qui font l'école. – Ce qui est réjouissant, après avoir
lu mon livre, c'est qu'un parent connaît le spectre des possibles.
Quant à moi, je trouve merveilleux d'être le fils de parents qui
ont fait des choix, mais peut-être notre fils voudra-t-il aller à
l'école. Le choix et la liberté sont des choses différentes. Il ne
faut pas donner que le choix, il faut aussi donner la liberté. Par
exemple, à un végétarien, si on offre le choix entre viande de
cochon ou viande de bœuf, il y a un choix, mais il n'y a pas de
liberté; il n'y a pas la liberté de choisir ce qui correspond à
ses convictions.
Les
parents font des choix, c'est ce qui est caractéristique des odeurs,
des couleurs du foyer, ce qui est plus important que sa géographie.
Pour mes parents, ce n'était pas possible autrement. Ce n'était pas
un choix, mais la seule chose possible. Ils étaient des élèves
brillants tous les deux, il ne s'agit donc pas de souffrance
personnelle, ils n'avaient pas de compte à régler avec l'école.
Ils ont agi selon leurs convictions. «Mon père, mon ami» est le
livre (publié en allemand) que j'ai écrit avec mon père, et qui
raconte cette continuité. Il est le fils de son père, je suis le
fils du mien, je suis ému et ravi que mon fils soit né dans cette
famille, dans une grande continuité, en présence de mes parents
(c'est ainsi que la vie l'a voulu). Je suis très reconnaissant
d'avoir rencontré une femme comme Pauline, qui partage les mêmes
convictions; elle ne reprend pas les miennes, il ne s'agit pas
d'adaptation mutuelle, mais bien d'une rencontre. Voir Antonin
évoluer, voir mon fils avec mon père, c'est une continuité qui est
filigrane dans ma vie. Je le vis tardivement, à 41 ans, mais voilà,
c'est ainsi que les événements se sont présentés.
André Stern - courtoisie Institut Arno Stern - Paris |
Édith:
En lisant votre livre, on sent cette complicité entre vos parents,
un choix commun d'offrir le soutien, l'environnement, les outils, de
trouver les personnes intéressantes et intéressées par vos
passions. Quelle est leur philosophie?
Ou
est-ce plutôt un mode de vie?
André:
Il n'y a pas de philosophie, pas de méthode. Un mode de vie, c'est
déjà plus près, mais c'est une attitude surtout.
Mes
parents étaient émus, ils nous ont vu grandir, marcher, parler sans
intervention éducative, sans incitation, chacun à son rythme. Ils
sont émus, ils le sont encore, ils vivent une seconde vague avec
Antonin; ils rencontrent l'enfance d'Antonin avec un confiance
décuplée. Leur attitude principale c'est l'observation. En position
d'observation, on se met à l'abri des erreurs qu'on peut commettre.
On n'a plus le temps de réfléchir. Porté par la curiosité,
j'observe quel sera le prochain pas naturel dans la disposition
spontanée de l'enfant, plutôt que de chercher de quelle manière je
pourrais induire le pas suivant.
Anecdote:
Antonin s'est mis à dire : « 2, 4, 6 ». Pourquoi ?
On ne sait pas.
Il
entendait un chiffre, et répondait: « 2, 4, 6 ».
Nous
sommes habités par la curiosité de voir venir l'étape suivante.
Dans le monde des autres, qui n'est pas toujours comme le nôtre bien
que nous en fassions partie, un adulte un peu choqué de le voir
rayonnant répéter 2, 4, 6, nous a dit: «Vous ne pouvez pas le
laisser dans une telle erreur, il prononce mal, il compte mal, c'est
votre responsabilité de lui montrer». Il a dit à Antonin: « Il
faut dire 1, 2, 3, 4, 5, 6,...».
Je
m'appuie sur la neurobiologie moderne; l'enfant se tourne vers ses
personnes de référence primaire: ses parents. L'enfant attend d'eux
un acquiescement, un feu vert. Ça s'inscrit dans l'enfant. On a une
responsabilité immense, il s'agit pour nous de donner à sa
disposition spontanée l'acquiescement qu'il attend; nous validons et
alors, toutes les autres influences n'ont aucune prise sur lui.
Antonin
l'a regardé, a répondu: «2, 4, 6 ».
Plus
tard, il s'est mis à dire: « 1, 3, 4, 6 ».
L'enfant
a une telle envie, un tel besoin d'acquiescement, de référence, il
est prêt à abandonner sa disposition spontanée au nom de ce qui
reçoit un bon accueil de la part de ses personnes de référence.
L'on peut laisser l'enfant dans sa disposition, ou lui imposer la
nôtre: quelle responsabilité immense!
On
savait qu'un autre pas viendrait après 1, 3, 4, 6, si on
n'intervenait pas. Nous voulons être sûrs que son évolution soit
son évolution personnelle et non le fruit de notre intervention.
Voilà ce qui meut depuis toujours mes parents.
Ici,
je vous parle d'enthousiasme.
La
neurobiologie nous apprend des choses passionnantes. Je résume
l'histoire de la neurobiologie. On a tout d'abord pensé que nous,
les humains, avons des cerveaux différents: rapides, lents, bêtes,
intelligents. C'était pratique, on a créé des catégories,
sous-doués, surdoués, etc. De manière définitive. Un gros malin
a même eu l'idée (heureusement restée sans suite!) de stériliser
les personnes avec un niveau de QI inférieur à un certain chiffre,
pour les empêcher de se reproduire.
Or,
le cerveau se développe en fonction de l'usage qu'on en fait. Une
première découverte a démontré que la zone du cerveau qui
commande le mouvement des pouces est plus développée chez les
jeunes de 15 ans d'aujourd'hui, 3 fois plus développée qu'il y a 30
ans. Avez-vous une petite idée de la raison de ceci? Bien sûr, il
s'agit des SMS. Découverte renversante. Les scientifiques ont donc
pensé à traiter le cerveau comme un muscle, à le rendre très
gros. À leur grande déception, ça n'a pas marché. Ils ont essayé
de faire apprendre 5 langues à l'école maternelle, ça ne marchait
pas. Comme la zone qui traite des pouces a triplé de volume, ils ont
inventé un programme pour tripler le volume du cerveau, ça ne
fonctionne pas.
La
découverte primordiale qu'ils ont ensuite faite est une chose que
nous savons tous depuis toujours: le cerveau se développe là où on
l'utilise avec enthousiasme!
Décortiqué
dorénavant par les scientifiques, le processus est très clair:
l'enthousiasme agit comme un engrais pour le cerveau. Là où nous
nous enthousiasmons, le cerveau se développe de manière
spectaculaire et automatique. La neurobiologie a pris des années à
prouver ce que nous savons tous par instinct et expérience:
l’enthousiasme est la clé des choses. En état d'enthousiasme,
plus rien n'est inaccessible, apprendre se « fait tout seul », ça,
nous le savons. Savez-vous que les petits enfants éprouvent une
poussée d'enthousiasme toutes les 3 minutes environ? Chez l'adulte,
une telle poussée d'enthousiasme n'arrive que de 2 à 3 fois par an!
Les enfants viennent au monde en tant que condensés d'enthousiasme.
On n'a aucune idée de ce qui se passe lorsqu'un enfant se développe
sans être dérangé dans cet état primordial et primaire
d'enthousiasme. Ma chance (il s'agit de tout, sauf d'un mérite
personnel) est que je peux apporter des réponses inédites et
décisives à ce sujet.
Maintenant
qu'on est d'accord sur l'aspect primordial de cette nécessité, il
est bon de savoir que l'enthousiasme prend du temps. Lorsque, par
exemple, je lisais un auteur ou que j'apprenais l'allemand durant 6
heures d'affilé, personne n'est venu après 50 minutes (durée
moyenne d'un cours en classe) me dire que c'est terminé. Quand on
vit son enthousiasme dans le temps et la confiance, on approfondit,
en toute logique, chaque jour, ses connaissances et sa compréhension.
Et j'ai pu faire l'expérience que cela a un effet secondaire
spectaculaire qui s'appelle: la compétence.
Quand
nous sommes enthousiastes, notre compétence augmente à grande
vitesse. Et savez vous que la compétence a, elle aussi, un effet
secondaire ? Et c'est la réussite, le succès !
On
est prêt à piétiner les autres, à sacrifier sa vie au nom de la
réussite. On a désappris bien des choses au nom de la réussite,
laquelle n'est que l'effet secondaire de la compétence, qui est,
elle, l'effet secondaire de l'enthousiasme. Voilà ! Ce qui est vendu
comme un fin en soi n'est que l'effet secondaire de l'effet
secondaire de l'enthousiasme.
André Stern, enfant - courtoisie Institut Arno Stern - Paris |
Édith:
Tout petit, déjà, votre papa vous offre une guitare. Vous dites
plus loin que pour vos parents, la musique est vitale, mais qu'ils ne
jouent d'aucun instrument. Vous voyez en ce premier cadeau, un appel,
une demande implicite?
André :
Pas du tout! Ça faisait partie de ce qu'ils m'ont offert, tout comme
des outils, des camions, des voitures, toutes sortes de choses. La
guitare avait beaucoup d'importance dans la musique, le flamenco, que
mon père aimait. Mais, ce n'était même pas une proposition,
c'était un cadeau. Quand on offre un camion à son enfant, ça ne
veut pas dire qu'on veut que son fils devienne camionneur.
Le
fait d'offrir une guitare...
Édith : N'avez-vous pas vécu cette mentalité de consommateur omniprésente
dans notre culture, où le parent veut voir que ce qu'il a dépensé, payé, est utilisé par son enfant?
André:
Quand
on vit avec son enfant, c'est difficile de se tromper sur ses
enthousiasmes; mes parents ont observé que j'avais la tête collée
sur le parquet lorsqu'on jouait de la guitare en-dessous. Si j'offre
des avions à Antonin à chaque fois que j'en rencontre un qui nous
plaît, c'est qu'il aime les avions, et les motos, et les autos. Et
les gros camions ! Voilà ! Je sais qu'il est passionné. Mais si je
lui offre un nécessaire à couture, ce n'est pas ce qui l'intéresse
en ce moment. En vivant avec eux, en étant observateur, on se met à
l'abri de toutes sortes d'erreurs. Effectivement, y'a pas à
organiser, mais à se laisser porter par l'enthousiasme les uns avec
les autres. Et surtout, à chaque fois qu'on essaie d'organiser
quelque chose, (désolé
pour le bruit, je suis dans la rue maintenant, Avignon est bruyant,
je vais bientôt prendre une rue plus calme ... voila! Vous êtes
toujours là, Édith? == oui, oui, bien sûr !),
on risque d'imposer ses idées; on va ainsi au devant de grandes
déceptions. Le mieux est le lâcher prise, ne pas avoir d'attente.
C'est ce qui a mis mes parents à l'abri, de ne pas avoir d'attente.
Anecdote:
Antonin adore les camions. Je lui ai trouvé un camion qui fait 62
cm, et je le lui ai offert. Il a fait: «ohhhhh !» Et il a joué
non-stop pendant 3 jours avec... l'emballage ! Il faut avoir cette
ouverture d'esprit. (Il
rit de bon coeur)
Autre
anecdote: Quand j'avais 5 ou 6 ans - je l'ai raconté dans le livre
(ndlr: page 44)- papa m'emmène au planétarium, et nous avons vécu
ensemble cet enthousiasme: lui sur les choses du ciel, moi sur le
fonctionnement du planétarium! En anglais, la neurobiologie appelle
ça «shared attention», on est ensemble sans pour autant regarder
dans la même direction.
André Stern - par Pauline Stern |
Édith:
Vous parlez de la photo – et de bien d'autres sujets qui vous ont
passionnés – et distinguez l'apprentissage, l'exploration
autonome, de l'avis de spécialiste. Cela vous a-t-il beaucoup
apporté d'explorer par vous-mêmes, suivant votre rythme?
André:
Ça
a fait que j'ai fait les choses avec véhémence, à mon rythme, à
ma façon à moi. Parfois, j'ai pris des détours complexes, du coup
je n'ai jamais oublié ce que j'ai appris. Ce n'était pas toujours
la ligne droite, mais c'était mon parcours. Cela dit, je n'ai pas
inventé le monde, la lutherie, la photo, mais j'ai eu une chance
inouïe, le meilleur luthier de la planète – être sous l'égide
de cet homme, c'était au-delà de mes rêves les plus fous! Aucun
rêve n'est vraiment inaccessible. Après m'être cassé le nez
auprès de plein de ses collègues, Werni m'a dit: «je peux tout te
montrer, mais je ne peux rien t'apprendre». C'était merveilleux !
Je n'ai pas inventé ce métier, je n'ai pas appris juste pour passer
un examen. Ce que j'ai appris est resté inscrit en moi, je n'ai rien
oublié parce que c'était mon parcours. Comme lorsque j'ai rencontré
le chiffre pi. C'était complexe, je voulais calculer la vitesse de
mon camion, je n'ai cru au chiffre pi que lorsque j'ai eu enroulé la
bande de papier autour de la roue (ndlr :page 55). C'était plus
simple d'appliquer la formule plutôt que de vérifier par soi-même.
Mon procédé était moins direct, moins rapide, plus compliqué,
mais c'était le mien et jusqu'à maintenant, cela m'a bien servi.
André Stern, avec Werner Schär - courtoisie andrestern.com |
Édith :
À un moment, vous vous rappelez les visites dans des boutiques
spécialisées, vous vous sentiez mal à l'aise, on vous regardait
comme un extra-terrestre. Plusieurs unschoolers disent être regardés
de cette façon, à un moment ou à un autre.
Néanmoins,
vous dites aussi que quelque chose en vous est posé sur des rails,
vous semblez assez sûr de vous alors que vous sortez à peine de
l'adolescence. Vos parents vous ont-ils aidé en ce sens?
André:
En fait, ce n'est pas particulier à l'adolescence. Je n'ai vécu
aucune crise d'adolescence. Cette crise n'existe que dans un certain
cadre ; sans le cadre, elle n'existe pas.
Ce
regard dont je parle, je l'ai rencontré dans les boutiques, oui,
mais pas dans la vie normale. Dans la vie normale, les enfants sont
plus libres d'esprit qu'on ne le croit. Pour un enfant, celui qui
court plus vite, saute plus haut, est plus grand ou plus petit, sont
les différences qu'elles sont en réalité quand on ne lui impose
pas la comparaison. J'ai toujours été un membre heureux de cette
société. J'ai vécu une socialisation grandeur nature : quand
on n'est pas cantonné avec des gens de même âge, qu'on vit avec
plein de gens différents, on apprend à faire les choses les uns
avec les autres, à conjuguer les expériences, les compétences,
plutôt que la compétition. Dans le grand bain social dans lequel
j'ai été immergé, il était beaucoup plus important de faire les
choses les uns avec les autres plutôt que les uns contre les autres.
Je ne me suis jamais senti différent parce que je vis dans un monde
de différence: y'avait toujours quelqu'un pour me montrer quelque
chose, ou quelqu'un à qui montrer quelque autre chose ; voilà
qui supprime le clivage entre les générations. Il ne vient pas à
l'idée d'une personne âgée de se comparer avec un enfant, mais
bien de vivre un partage d'enthousiasme. C'est précisément cela qui
est enrichissant. Ce qui m'a conduit vers mes amis, ce n'est ni notre
âge, ni notre lieu d'habitation, mais bien nos communautés
d'intérêt !
Si
je me suis senti sur des rails, côté guitare, c'était dû à mes
personnes de référence, qui avaient donné leur feu vert à ce que
je suis, à ma progression. C'est un rôle important d'être la
personne de référence, d'avoir l'intention de valider la
disposition spontanée de l'enfant. Avec la neurobiologie, on est mis
à l'abri du malaise de se sentir différent; se sentir différent
est souhaitable, on ne cherche pas à unifier les choses, à les
rendre pareilles.
André Stern, luthier - Tamins, Suisse - courtoisie andrestern.com |
Édith :
Vos heures structurées commencent vers 12-13 ans, est-ce à votre
demande ? Les leçons de guitare – et plus tard, d'anglais,
d'algèbre, les activités de dinanderie, de tissage, ou de danse –
d'une heure par semaine vous semblaient naturelles?
André:
Non, pas à 12 ou 13 ans, cela fait partie de ma vie depuis toujours,
avec une plus grande présence à cet âge. Ce n'est pas une
structure venue à ma demande, et ce n’était pas non plus une
organisation de l'apprentissage; cela coulait de source, découlait
du reste. Il n'y a pas de liberté sans structure. Par exemples: une
structure, une règle personnelle peut être de faire 6 heures de
guitare par jour; une structure familiale peut être de se laver les
mains avant de manger, ou de manger ensemble; une structure sociale
est de rouler à droite. On a besoin de structure. Et puis, si
l'algèbre c'était le mercredi à 14h00, il m'était inutile de m'y
rendre le dimanche à 10 heures. C'est une structure qu'un enfant
comprend très bien et qui le rassure et, justement, lui donne un
sentiment de liberté.
Édith
: Votre maman vous accompagne à des leçons d'égyptologie. Pour la
photo, la dinanderie, elle cherche, discrètement, un atelier, un
professionnel ouvert et qui vous accueille sans méthode scolaire.
Cette discrétion, de la part de vos deux parents, semble une trame
de fond importante à cette vie sans école.
André:La
discrétion est importante, oui, comme quand on a un oncle qui est
passionné par les cravates, alors on conspire tous ensemble pour lui
faire la surprise, tout le monde lui en apporte une. Tout comme pour
le collectionneur de bouchons de bouteilles de bière. On est
attentif et si on voit quelque chose d'intéressant, on le lui offre.
Libéré des attentes, qui sont délétères, nous pouvons nous
mettre à la place de notre enfant.
Édith:
Je reviens à la musique un moment. Les
gens demandent souvent comment entretenir le talent musical de leurs
enfants. Ils demandent si le unschooling fournit assez de discipline
et de rigueur pour se préparer à une carrière professionnelle en
musique. Qu'en pensez-vous?
André :
Je
ne pars jamais de moi mais toujours de l’enfant. Si les parents
écoutent, ou s'ils jouent de la musique, l'enfant est pétri de
musique, mais cela ne signifie pas qu’il va la pratiquer. Jamais,
je n'essaierai de gagner l'enfant à une de mes préférences. Si ça
part de lui, alors il n’est pas nécessaire de chercher à nourrir
l’intérêt de l’enfant, cela se fait tout seul, par
enthousiasme.
Quant
à la discipline, cette question me fait bien marrer. L'apprentissage
se fait par l'intérêt qu'on a pour les choses, l'auto-discipline
s'installe par le plaisir qu'on a à faire ces choses. On croit, à
tort, que la discipline est un cadre imposé de l'extérieur, qu'elle
nécessite un système qui force l'enfant à faire quelque chose, à
pratiquer. Alors
que la discipline
naturelle vient de l'enfant, de l'intérieur, elle naît du plaisir
et de la curiosité.
Par
exemple, quand je pratiquais la guitare 6 heures d'affilée, c'est
moi qui imposait ma discipline, mon rythme, à ma famille.
Un
autre exemple : Antonin écoute 2 minutes de La Flûte Enchantée
de Mozart. À un moment, on le voit réagir au son des clochettes. Il
aime bien et après, il s'agite un peu, il a un peu moins envie d'y
être puis, tout-à-coup, il entend de nouveau le son des clochettes.
Alors, il sait que ce son qu'il apprécie va revenir et il est prêt
à rester assis et attendre encore pour les entendre de nouveau.
C'est
à cet instant qu'il apprend l'auto-discipline: « Si je reste
assis 2 minutes de plus, j'aurai le plaisir d'entendre de nouveau les
clochettes », ce qui le conduit à avoir envie de rester 4
minutes de plus, puis 8 minutes de plus, c'est exponentiel. À son
rythme, à son moment, il choisit d'écouter 2 minutes de plus. Il
écoute et regarde les deux heures de la Flûte Enchantée à tous
les jours - tous les jours - il s'agit d'une extrême discipline. À
un an et demi, écouter et regarder la Flûte Enchantée tous les
jours est de la discipline de très haut niveau – ou tout
simplement de l’enthousiasme naturel vécu pleinement.
Édith :
Je ne sais pas pour la France, mais ici, au Québec, au Canada, en
Amérique, (je précise qu'on ne connaît que très peu le
unschooling), les gens ont vécu ce cadre qu'on leur a imposé, et
souvent, ils n'arrivent pas à s'en détacher et à en libérer leurs
enfants.
André :
Il suffit de partir de l'enfant, tout devient simple et
l’enthousiasme devient « contagieux ».
Édith :
Votre grand-père semble bien présent aussi, de même que vos
oncles, des amis de vos parents, leurs enfants également. Ce cercle
fait partie de l'environnement que vos parents vous offrent? Ils ont
déjà leur appui?
André:
Pas
forcément, il y a eu beaucoup de doutes de la part de certains
membres de la famille. Des convictions indéracinables ne sont pas
nécessairement partagées. Mais à partir du moment où chacun voit
que, porté par l'enthousiasme, il n'y a pas de souci à se faire
pour nos enfants, là ça change.
Édith
: Vous n'avez jamais comparé ce qui vous était offert avec d'autres
copains, des jeunes de votre âge?
André :
Ce que je voyais de la vie scolaire n'était pas appétissant. Les
enfants n'avaient jamais de temps pour jouer, ils avaient des devoirs
après l'école... et dès qu'ils apprenaient que je n'allais pas à
l'école, ils me disaient, tous : « quelle chance tu
as ! »
Édith :
Des copains vous ont passé des tests?
André:
Ça ne m'est jamais arrivé. Je le répète, les enfants sont
beaucoup plus ouverts que ce qu'on croit. Ce qui compte pour un
enfant, c'est de jouer. Et ils prennent note des différences. Ils ne
les quantifient pas, ne les qualifient pas.
Édith :
Votre
livre est aussi un appel à la liberté, à la confiance. Vous vous
adressez à un public adulte, aux parents surtout, peut-être aussi
aux adolescents. Vous voyez que les parents manquent de confiance en
leurs enfants?
André:
C'est ce qui caractérise la plupart des parents, ils croient que
s'ils ne les éduquent pas, les enfants deviendront des sauvages
analphabètes et asociaux. Pourtant, les enfants sont extrêmement
compétents. Les enfants viennent au monde avec le meilleur, le plus
adapté et le plus incroyable des appareillages d'apprentissage
jamais inventés, j'ai nommé le jeu. À partir de là, il n'y a de
place que pour la confiance. Ah! Si vous saviez comme les choses sont
simples!
Je
parle d'extrême compétence de l'enfant, de la capacité
d'apprentissage de l'enfant, aussi bien à 5 ans qu'à 85 ans, il a
la même capacité d'apprentissage. La seule chose qui définit cet
enthousiasme, c'est qu'il conduit à la compétence, puis à la
réussite. Il n'y a plus aucun souci à avoir. Je parle parfois à
des gens qui sont sans qualification, sans diplôme, et je leur dis
qu'il ne faut pas de qualification mais de la compétence, et que
celle-ci est le fruit de l'enthousiasme. L'enthousiasme est gratuit,
à disposition de chacun. Je suis l'illustration pratique du poids de
la confiance. Il faut raconter cette histoire, pour que les parents
voient à quel point il faut faire confiance aux enfants.
Édith :
Vos parents ou vous-mêmes avez senti, subi des pressions sociales?
André:
Jamais!
Absolument pas. Quand on est sûr de soi, on s'écarte naturellement
des gens qui ont des convictions et / ou des attitudes différentes,
on peut choisir ses amis, comme ils nous choisissent, par affinité.
Édith :
Vous avez votre propre philosophie de vie? Si oui, quelle est-elle?
André:
Non, la neurobiologie n'est pas une philosophie. C'est un soutien, un
atout indispensable. Ce n'est pas une philosophie, c'est une
attitude, c'est la même que celle de mes parents. C'est d'être dans
la vie commune, dans la curiosité, ensemble. Dans l'observation.
Dans
la curiosité pour le prochain pas, et non le désir d'introduire le
prochain pas.
André Stern - par Pauline Stern |
Ces
mots, qui résument très bien l'attitude d'André Stern, concluent
l'entrevue.
Merci
beaucoup André de m'avoir accordé cette entrevue alors que vous
êtes en plein Festival d'Avignon. Merci pour votre grande générosité
!
Édith Chabot-Laflamme
Mardi, le 24 juillet 2012 - 10h00 à Québec, Canada - 16h00 à Avignon, France
Mardi, le 24 juillet 2012 - 10h00 à Québec, Canada - 16h00 à Avignon, France
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Notes:
Cette interview a été publiée (en anglais) dans Life Learning Magazine, sept.oct. 2012, et un article en a été tiré pour le magazine VIVRE, noc.déc. 2012.
André Stern a grandi en dehors de toute scolarisation : il raconte son expérience dans deux livres, disponibles en langue allemande aux Editions Zabert-Sandmann ("Und ich war nie in der Schule" - 2009 - 5ème édition, et "Mein Vater, mein Freund" – 2011).
Cette interview a été publiée (en anglais) dans Life Learning Magazine, sept.oct. 2012, et un article en a été tiré pour le magazine VIVRE, noc.déc. 2012.
André Stern a grandi en dehors de toute scolarisation : il raconte son expérience dans deux livres, disponibles en langue allemande aux Editions Zabert-Sandmann ("Und ich war nie in der Schule" - 2009 - 5ème édition, et "Mein Vater, mein Freund" – 2011).
Le premier a été traduit en français sous le titre: « ...Et
je ne suis jamais allé à l'école »,
aux Éditions Actes Sud – 2011- ISBN: 978-2-330-00012-7
Il sera parmi les conférenciers invités à la Global Home Education Conference, à Berlin, en Allemagne, en novembre prochain. http://www.ghec2012.org/cms/fr/content/intervenants
Pour en savoir plus:
http://www.andrestern.com/
En
tournée au Québec :
Après de multiples conférences dans plusieurs pays d'Europe, André Stern sera en
tournée au Québec en mai 2013 (Québec, Estrie, Montréal).
Pour
informations et réservations, visitez le: andrestern.ca
14 commentaires:
Merci pour cette interview Edith. Ca fait du bien de lire un tel témoignage. Ayant peu de retours d'enfants agés ayant vécu au rythme de l'apprentissage informel, c'est motivant et encourageant de voir à quel point cet homme, qui se décrit toujours comme un enfant, est épanoui, heureux, fier de ses parents. Ca complète très bien ce qu'il a dit sur France Inter jeudi dans l'émission "Service Public". Son témoignage est puissant et beau. Ca donne envie d'offrir ce choix de vie à ses enfants. Pour ma part, s'il ne fallait retenir que quelques mots de cette interview : Observation, enthousiasme, liberté, structurant.
Oh! là, là!!! Il est tellement inspirant cet homme!!! Dire que ma fille aînée commence l'école l'année prochaine! J'essaie de restée ouverte sur l'idée de l'école, mais j'avoue que mon enthousiasme pour l'école à la maison, augmente de jour en jour!
Merci pour cette chouette interview. J'ai toujours beaucoup de plaisir à entendre le point de vue d'André Stern (et j'ai beaucoup aimé son livre) :-)
Merci pour ces questions intelligentes aussi - les questions d'une maman en plein dans le sujet sont très différentes de celles des journalistes, ça fait du bien.
merci beaucoup Édith!!
Merci à vous tous, pour vos commentaires, que j'apprécie toujours recevoir.
Béné, oui, je trouve aussi que ça complète bien l'interview à la radio de jeudi dernier. Offrons à nos enfants une véritable enfance, et soyons, nous aussi, des enfants heureux !
Maude, oui, son témoignage est inspirant! Et nous pouvons tous offrir cette vie à nos enfants. Aucun enfant n'a à commencer l'école. L'école est une option. ;-)
Azilise, j'ai, moi aussi, eu beaucoup de plaisir à écouter André Stern répondre à mes questions (j'en avais d'autres mais le temps était limité). Je suis contente que vous les ayez appréciées.
Maman caillou, de rien, ça m'a vraiment, vraiment fait plaisir !
N'hésitez pas à partager le lien vers l'interview avec tout votre entourage, qui sera dès lors plus au fait de ce qu'est le unschooling, et le respect de l'enfant. C'est une source importante d'informations, d'inspiration, et de soutien aussi. Pour tout le monde qui vit ou travaille, de près ou de loin, avec les enfants.
Édith
L'interview à la radio de France Inter est ici: http://www.franceinter.fr/emission-service-public-la-rentree-chez-soi-l-ecole-a-domicile
Merci beaucoup pour cet interview ! Ca me rebooste toujours de lire les témoignages de unschoolers. Ce que j'en retiens et qui fait écho en moi : confiance, enthousiasme et observation.
Bonjour,
Merci pour ce témoignage réconfortant sur une autre façon d'acquérir des compétences, joyeusement, à l'école de la vie.
Merci anonyme, ça a été une joie de faire cette interview!
Un article en a été tiré pour le Magazine VIVRE, numéro de nov.-déc. 2012.
Et un autre, en anglais, a été publié dans le Life Learning Magazine, en septembre 2012.
Édith
Merci beaucoup.
En effet, je sais que cette interview a était traduite en anglais.
J'ai 17 ans et j'apprends chez moi les choses qui m’intéressent ( éducation libre = JOIX ! ) et vu que je veux savoir parler anglais, je m'amuse à traduire l'interview anglaise dans la langue française (Il manque certaines phrases dans l'interview qui est sortit en Anglais par rapport à celle originale.)
Donc je m'amuse !
Cordialement,
Mickaël
Merci pour ton partage, Mickaël. :-)
Effectivement, tu as bien vu. Les magazines ne publient pas les interviews intégralement. Chez JOSE La Vie! on fait différemmment. Life Learning en a tout de même publié la majeure partie, et nous en sommes très heureux.
Apprendre librement, avec enthousiasme, ce qui nous intéresse est la meilleure façon de s'en rappeler. Amuses-toi bien!
Édith
Ce que je retiens ce n'est pas vraiment le fait d'aller à l'école ou non mais surtout que dans la vie il est primordial de s'écouter, d'aller de l'avant, d'être enthousiaste comme dit l'auteur. Et pour faire naître cet enthousiasme, il est important de vivre selon ses aspirations et d'exprimer au mieux qui on EST. Merci pour cet article.
Je viens seulement de decouvrir l'existence de ce monsieur. C'est juste magnifique!!! ♥
Une interview toujours aussi intéressante et dans l'air du temps. Merci beaucoup pour ce moment.
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